« Le marketing ? C’est Jésus qui l’a forgé il y a 2000 ans »

Publié le par Simon Castéran

Qu’il s’agisse de vendre des voitures, des steaks, des vêtements ou des produits de lavage, les publicitaires réutilisent depuis longtemps, et avec succès, les thèmes et les codes de l’héritage judéo-chrétien. Ce qui n’a pas manqué d’énerver bon nombre de catholiques : entre autres exemples, on se rappellera du scandale provoqué par la campagne de pub de Marithé et François Girbaud en 2005, dont la Cène profane leur avait valu la colère et les poursuites judiciaires de l’association Croyance et liberté – faux-nez de la Conférence des évêques de France – qui avait gagné en première instance et en appel avant d’être déboutée par la Cour de cassation en novembre 2006. Pire, ce n’était pas la première fois que la Cène était reprise par les publicitaires… Et ce ne serait certainement pas la dernière !

« Le marketing ? C’est Jésus qui l’a forgé il y a 2000 ans »« Le marketing ? C’est Jésus qui l’a forgé il y a 2000 ans »
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Mais n’est-ce pas, au final, un juste retour des choses ? Car si les chrétiens d’aujourd’hui se désolent de voir les laïcs piocher sans vergogne dans les Ecritures, il faut rappeler que l’Eglise fut la première à populariser ses enseignements grâce aux images. A en croire le publicitaire et essayiste Bruno Ballardini, qui enseigne les langages et les techniques de la publicité au département de communication de l’université de Rome, l’Eglise catholique serait même la première à avoir inventé le marketing, notamment grâce à saint Paul, grand propagateur de la foi devant l’Eternel, qui serait devenu le « chef de produit » de la religion chrétienne. A l’appui de sa thèse, l’auteur de Jésus lave plus blanc raconte avoir été inspiré par les propos de l’évêque de Bologne, Mgr Ernesto Vecchi. Au journaliste qui lui demandait si l’Eglise catholique avait pris récemment des cours de marketing, le prélat lui aurait ainsi répondu : « Vous plaisantez ! L’Église peut en donner, des leçons en la matière… Le marketing ? C’est Jésus qui l’a forgé il y a deux mille ans. »

Hein ?

« La religion a en effet cela en commun avec la publicité d'avoir mis en place une série d'objets, d'images et de symboles élevés au rang de totems idolâtrés, doubles religieux des logos publicitaires », expliquent ainsi Gilles Lugrin et Serge Molla dans leur livre Dieu, otage de la pub ? (éditions Labor et Fides, Genève, 2008). « Certains voient ainsi dans le crucifix le plus ancien des logos encore en activité », poursuivent les deux auteurs. Alors, « comment les experts en marketing d’aujourd’hui peuvent-ils s’imaginer avoir inventé quelque chose ? », s’amuse Bruno Ballardini. « En analysant les critères de différenciation compétitive du produit et du service fournis par le père du marketing, Philip Kotler, on peut en déduire que les principes utilisés par les managers actuels étaient déjà en place dès le Ier siècle. »

Pour commencer, « le marketing, comme l’affirment des auteurs américains en vogue, est une guerre. Et dans une guerre, surtout lorsqu’elle est sans merci, afin de remporter la victoire, il convient de préparer soigneusement le terrain - par exemple, en déstabilisant psychologiquement la cible. Pour obtenir ce résultat, rien de mieux que le “sentiment de la dette” et celui de culpabilité qui lui est associé. Lors de la période initiale, le premier chef de produit de la Multinationale, un certain Paul de Tarse, ne fit qu’articuler un dispositif de persuasion en deux temps. Dans le premier, il s’est approprié le potentiel culpabilisant de ce mythe. Nous aurions perdu l’Éden parce que nous descendons du premier pécheur, chassé dès lors du Paradis. Donc, génétiquement, nous sommes aussi des pécheurs (Épître aux Romains 5, 12). Dans le second temps de sa géniale stratégie de communication, il lia indissolublement cet incident au rachat du péché originel par le sacrifice de Jésus (Épître aux Romains 5, 19 ; première épître aux Corinthiens 15, 22). C’est ce passage fondamental qui allait déclencher le sentiment de culpabilité de la cible. »

Aujourd’hui encore, la culpabilisation du « client » est une technique de base de l’argumentation publicitaire : toute publicité cherche à créer chez le consommateur un besoin irrépressible de posséder l’objet, en instillant en lui le sentiment du manque et de l’anormalité. En témoigne par exemple la fameuse pub pour l’iPhone d’Apple, dont la voix off disait à l’intention du spectateur : « Si vous n’avez pas d’iPhone, eh bien… Vous n’avez pas d’iPhone ». Le sous-entendu est clair : toi qui n’as pas d’iPhone, tu vaux moins que ceux qui en possèdent déjà un, et ta vie sera à jamais merdique.

La culpabilité et le sentiment de déclassement par rapport aux autres individus est à ce point un classique de la publicité qu’on les retrouve dans pratiquement dans chaque « parabole publicitaire » : à l’image des récits moraux de la Bible, la publicité oppose souvent un consommateur vertueux – qui présente le produit ou le service – à un consommateur faire-valoir, qui est soit dans la posture de l’élève qui découvre une nouveauté (par exemple, la ménagère qui change de lessive sur le conseil de son amie), soit dans le rôle du bouffon envieux, qui espionne son concurrent ou son voisin par-dessus la clôture. Ce dernier présente toutes les tares : il est orgueilleux (il ne veut pas acheter le même produit que son voisin, alors qu’il le désire), jaloux, maladroit, parfois malfaisant, et son refus de suivre l’exemple du consommateur vertueux semble le condamner à une vie morne, laborieuse et dévorée par le ressentiment. Par ce biais, la publicité donne à voir au téléspectateur le triste destin qui l’attend si, par orgueil, il s’avisait de ne pas acheter ce qu’on lui propose !

Une fois le sentiment de culpabilité bien installé, vient le temps de la promesse : le produit que nous vous proposons, dit le publicitaire, est unique en son genre. Là aussi, les marketeurs d’aujourd’hui n’ont rien inventé : car au contraire des religions païennes de l’Antiquité, qui s’empruntaient mutuellement des divinités, le judaïsme puis le christianisme établirent l’unicité de Dieu, à l’exclusion de toute autre idole. Et tout comme vous vous feriez chasser par les vigiles du McDonald’s s’il vous surprenaient à déballer un burger de chez Quick, le Dieu de l’Ancien Testament est un dieu « jaloux » ! « Qui ne tolère aucun rival » ! Dès le premier Commandement, les choses sont claires : « Tu n’auras pas d’autres dieux que moi », dit Dieu à Moïse sur le mont Sinaï, tandis qu’en contrebas, le peuple qui s’emmerdait s’affairait déjà à adorer une nouvelle idole, le Veau d’Or. Souvent homme varie, bien fol qui s’y fie ! C’est pourquoi aujourd’hui, les programmes de carte de fidélité sont aussi importants dans la grande distribution : le consommateur étant toujours susceptible d’aller ailleurs en quête de meilleures affaires, les entreprises comme Leclerc, Auchan, Carrefour ou Intermarché, ainsi que les autres commerces, cherchent à « fidéliser » au maximum leurs clients grâce à des rabais et des promotions. Notons cependant qu’elles y trouvent un autre avantage : celui de recueillir un grand nombre d’informations sur les habitudes de consommation de leurs clients, qu’elles revendent ensuite au prix fort à leurs fournisseurs pour qu’ils adaptent leur offre ! 

« Le marketing ? C’est Jésus qui l’a forgé il y a 2000 ans »

D’ailleurs, là encore, comme le note Bruno Ballardini, « si l’on parle ici d’avantages pour le consommateur (benefit), il faut bien reconnaître que Paul de Tarse fut encore le premier à utiliser, sans aucun scrupule, un langage commercial, allant même jusqu’à introduire les termes “gains” et “gagner” par opposition à “perte” et “perdre” (cf. Épître aux Philippiens 1,21 : 3, 7-8 ; première épître aux Corinthiens 3,15 ; 9, 19-22 ; deuxième épître aux Corinthiens 7, 9). »

Troisième technique toujours en vogue : le testimonial (témoignage), qui consiste à faire vanter les mérites d’un produit par une personne connue ou réputée compétente. Enfin, surtout connue, car sinon, nous n’aurions pas à subir le jeu pataud de Jo-Wilfried Tsonga tentant de nous vendre des Kinder Bueno ou celui de Johnny Hallyday, vantant les paires de lunettes d’Optic 2000, alors qu’il pourrait tant faire pour les prothèses de hanche. Jésus, lui, était parfaitement compétent : non seulement il était le fils de Dieu – comment pourrait-il mentir, hein ? – mais il a fait lui-même la preuve du miracle de la résurrection des corps après la mort. Une première fois avec Lazare, qu’il fit se lever alors même que sa dépouille empestait sévère, et une seconde avec lui-même après la Crucifixion et sa mise au tombeau. « L’action de [saint] Paul consiste donc à mettre en relation un produit apparemment semblable aux autres avec la garantie fournie par son premier testimonial, Jésus », explique Bruno Ballardini, « un testimonial d’autant plus crédible qu’il se présentait comme faisant partie intégrante du produit, dont il avait démontré l’efficacité au moyen d’une démo (démonstration de produit) absolument réaliste et tangible. » Comme disait la Vierge Marie en enveloppant Jésus dans son linceul, l’affaire est dans le sac !

Saint Nicolas Anelka sanctifiant le Burger sacré.

Saint Nicolas Anelka sanctifiant le Burger sacré.

Notons cependant qu'à la différence de Johnny, de Tsonga, ou plus récemment de Marilyn Monroe pour le parfum Chanel, Jésus n'est pas resté un simple témoin de prestige. Il est devenu lui-même un produit marketing ; ainsi, bien que né d'un couple de Juifs du Moyen-Orient, le visage du Sauveur, sa chevelure, et jusqu'à la couleur de sa peau ont été redessinés par l'Eglise catholique pour en faire un bel Européen à la peau blanche et aux cheveux blonds ! L'image a si bien fonctionné auprès des populations européennes que, lorsque l'Occident a colonisé l'Amérique, l'Afrique et l'Asie, c'est cette image qui est restée gravée dans les mémoires ; au point qu'aujourd'hui encore, il se trouve des personnes, comme la présentatrice de la chaîne Fox News Megyn Kelly, pour affirmer que « Jésus était un homme blanc » ! Dans un excellent article publié sur le site du Huffington Post à lire ici, le journaliste Jesse Washington rappelle pourtant que, entre 700 et 1500 après J.C., des visions très variées de Jésus se sont répandues à travers l'Europe, le Moyen-Orient et l'Afrique, dont des images de Jésus noirs. Il faut croire qu'il en va de l'image du Seigneur comme des burgers de McDonald's : ce sont des produits dont la composition et la présentation ont vocation à s'adapter aux différentes cultures ! 

On pourrait multiplier à l’envi les exemples et les parallèles : le livre de Bruno Ballardini, Jésus lave plus blanc, n’en manque pas. Mais si l’on doute encore de l’influence qu’a pu avoir l’Eglise sur les marketeurs modernes, que l’on considère ceci : à quelles fins avons-nous inventé le marketing, si ce n’est pour donner aux objets un supplément d’âme ? Cette même aura, cette même charge symbolique qui, dès la fin du 19e siècle, commencait à disparaître du fait de l’apparition de la société industrielle et de la production en masse. Garnissant par milliers les rayonnages des grands magasins, les produits avaient perdu peu à peu, dans l’esprit du consommateur, leur caractère intime, personnel, presque exceptionnel. L’intelligence de la société commerciale fut alors de les personnaliser à nouveau, grâce à une stratégie de marque permettant de les distinguer les uns des autres. Chacun aurait alors, désormais, ses propres qualités, porterait ses propres promesses, bien au-delà de la seule valeur d’usage. Consommer, dès lors, ne serait plus une simple réponse à un besoin pratique – jouer, éplucher, se vêtir, se déplacer – mais le moyen d’affirmer ses préférences, sa vision de la vie, voire ses choix politiques, en somme : un espoir personnel. Est-ce alors si étonnant d’entendre le directeur d’une entreprise américaine déclarer de nos jours que « la stratégie de marque de l'entreprise est vraiment la gestion de croyances partout dans le monde  » ?

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