Après le point Godwin, le point Daech ?
Si vous êtes familier d'Internet et de ses débats enflammés sur Twitter et Facebook, nul doute que vous avez déjà entendu parler du point Godwin. Elaboré en 1990 par l'avocat américain Mike Godwin, cet concept soulignait à l'origine le fait que plus une discussion sur Internet durait, plus grand était le risque de voir l'un des interlocuteurs faire une comparaison fallacieuse avec les nazis ou Adolf Hitler. L'expression fit florès sur les réseaux sociaux, qui s'empressèrent de la dévoyer de son sens originel, pour la transformer en une récompense ironique, une gratification mauvaise décernée à quiconque se sert de la Shoah pour faire une blague douteuse ou une comparaison humiliante. Silvio Berlusconi assimile le député européen Martin Schulz à un gardien de camp de concentration ? Un point Godwin. Un sketch de Dieudonné ? Point Godwin, point Godwin, point Godwin, un seul spectacle et la carte de fidélité est remplie.
Je m'excuserai de cet emprunt le jour où l'auteur de cette image s'excusera de sa faute d'orthographe à "félicitation".
Tout comme l'on pourrait en offrir une à notre philosophe-star, Bernard-Henri Lévy, pour qui la France est un refuge d'antisémites et de fascistes, à l'instar du politologue Pascal Boniface qui, coupable de l'avoir attaqué dans Les intellectuels faussaires (éditions Jean-Claude Gawsewitch, 2011), s'est vu transformé en inspirateur du « bonifascisme ». Point Godwin assuré. Oh, mieux que ça : depuis quarante ans qu'il gratifie ses détracteurs, ou le moindre critique de la politique d'Israël, du mot infamant d'antisémite, Bernard-Henri Lévy mériterait même un Godwin d'Or pour l'ensemble de sa carrière. Hélas pour lui, nombre d'intellectuels français renâclent à suivre ce Grand Inquisiteur des temps modernes ; certes, la tentation fasciste existe toujours, mais l'accusation a vécu, en partie en raison de l'abus qu'en a fait notre penseur national. Les derniers gardiens de camp de concentration meurent en silence ou viennent moribonds à des procès tardifs, tandis qu'au FN, on bannit désormais croix gammées et saluts nazis.
L'ennemi, aujourd'hui, c'est l'islamiste. Qu'à cela ne tienne ! Le djihadiste d'Al-Qaeda ou de Daech est aussi un fasciste, rugit le héros de Saint-Germain-des-prés, qui se rêve autant chasseur de nazis que philosophe. Depuis quelques années, le voilà donc devenu rempart contre ce qu'il appelle le « fascislamisme », un mot-valise qui, nonobstant les différences historiques, culturelles et même organisationnelles, trace une ligne directe entre la pensée autoritaire et avilissante des fascistes italiens et allemands et celle des islamistes d'Al-Qaeda. Qu'importe que les uns et les autres n'aient rien en commun, à part bien sûr leur désir de gouverner un monde débarrassé des Juifs ; comme le souligne l'écrivain américain David Horowitz cité sur le site de BHL La Règle du Jeu, « ce troisième fascisme est à notre génération ce que furent l’autre fascisme, puis le totalitarisme communiste, à celle de nos aînés ». En toute logique donc, se faire traiter d'islamiste ou de djihadiste devrait donc bientôt devenir l'insulte suprême, et les références aux exactions de Daech le nouveau point Godwin du moment.
Du point Godwin au point Daech
Car voilà : comme toute devise, à force de circuler, le point Godwin a perdu de sa valeur. La société d'Internet, qui avale, digère et oublie les événements presque dans le même instant, a besoin de neuf. D'une nouvelle insulte, plus en phase avec l'air du temps. Alors, quoi de mieux que de se servir de la nouvelle grande menace, celle du terrorisme islamiste ? Adieu le point Godwin, voici le point Daech !
Dans un livre à paraître le 27 novembre, Contre Zemmour, réponse au Suicide français (éditions des Petits matins), le député-maire de Bègles (Gironde) Noël Mamère et l'assistant parlementaire Patrick Farbiaz, tous deux écologistes, offrent un enterrement de première classe au polémiste et journaliste du Figaro Eric Zemmour, en lequel ils voient « un taliban de la pensée réactionnaire projetant ses fantasmes de califat blanc, hétérosexuel, machiste et misogyne, raciste, islamophobe et xénophobe sur la société française du XXIe siècle ». Une allusion directe au califat islamique que voudrait établir Daech sur les terres d'Irak, de Syrie et sur le reste du monde musulman. Quant au mot de « taliban » (étudiant en religion), il n'est pas non plus sans rappeler l'insulte proférée par Jean-Luc Mélenchon, qui avait traité en 2010 un jeune intervieweur de Sciences-Po « d'étudiant en religion médiatique ».
On peut bien sûr s'opposer aux thèses, souvent délirantes, d'Eric Zemmour, qui lui-même ne rechigne pas à se transformer en procureur, accusant l'un de participer au déclin de la France, l'autre d'avoir volé sa terre ou sa virilité aux bons Français de souche. Mais faut-il, pour combattre ses excès et ses approximations, tomber dans le même travers ? Et n'est-ce pas tordre les faits de manière extrême, que d'associer les mots de califat et de taliban à un homme que le seul mot d'islam effraie ? A moins, bien sûr, que l'on recherche l'insulte suprême...
Alors, le djihadisme serait-il devenu la nouvelle référence infamante du monde politique ? Il semble bien, à voir par exemple le président de la FNSEA, Xavier Beulin, traiter en octobre dernier les militants écologistes du barrage de Sivens (Tarn) de « djihadistes verts ». Nature âkbar ! Voilà qui ferait, sans nul doute, mourir de rire les islamistes de Daech. Déjà parce que leurs héritiers putatifs ne pratiquent pas la décapitation. Ils s'y opposent ! Qui a coupé en deux les arbres de la réserve, sinon les bulldozers commandités par les agriculteurs et le conseil général du Tarn ? Et franchement, pour défendre leur terrain, on a vu mieux. Alors certes, il y a bien quelques dangereux excités qui jettent tout et n'importe quoi sur les forces de l'ordre, y compris des cocktails Molotov. Mais dans l'ensemble, ces djihadistes sont bien pacifiques, le sommet de la provocation se résumant à venir parader devant les boucliers de la police, avec un nez rouge de clown sur le pif. Quant à leurs gilets en laine de chèvre bio, pas la moindre trace d'explosif dessus ! Mis à part, bien sûr, celle que l'on a retrouvé sur le sac à dos de Rémi Fraisse, ce botaniste forcené de 21 ans que sa conception étrange de l'attentat-suicide poussa à mourir dans l'explosion d'une grenade lancée par les gendarmes. En vérité, je vous le dis : ces fondamentalistes de l'environnement n'ont vraiment rien compris au djihad.
Pas plus que n'y comprennent quelque chose les hommes politiques et les intellectuels qui, tout comme avec le point Godwin, oeuvrent de raccourcis honteux afin de ternir la réputation de leurs adversaires. L'histoire dudit point aurait dû pourtant leur servir, et les appeler à plus de retenue ; mais non. Plutôt que d'essayer de discuter, d'argumenter avec raison, tous retombent dans les mêmes travers, stérilisant aussitôt le débat pour se plaindre juste après qu'il n'y en ait plus. J'ai beau n'avoir aucune sympathie pour Daech, Al-Qaeda et toute forme d'intégrisme religieux, j'en viens presque à souhaiter que ces derniers nous envahissent : car alors, peut-être, tous ces imprécateurs sauraient-ils enfin de quoi ils parlent.